Le physique
Je rectifie, être une femme en maraîchage, c'est pas facile, et au sein des agriculteur·ice·s, il est reconnu qu'être maraîcher·e, c'est physique. "Vous êtes toujours à genoux, plié·es en deux...". Alors, oui, mais y'a plein d'outils et postures à adopter, tellement d'ergonomie à imaginer à plein d'étapes du métier que c'en est passionnant. J'ai travaillé sur un "lit désherbeur" ou toutilo quand j'étais en saison, outil électrique à 4 roues qui roule sur la planche (bon écartement) et permet à 2 travailleur·ses d'être allongé·es et désherber - planter. Ce genre de machine est malheureusement très chère (de 5000€ à 25000€ o_O), mais je suis persuadée qu'on peut en bricoler un ou en faire soi-même : une idée d'atelier-formation pour l'Atelier Paysan?
En vrai, depuis ma reconversion en maraîchage, j'ai perdu 8kg et j'ai pris des muscles - surtout les bras - ce dont je suis parfois fière alors qu'à d'autres moments j'essaie de les cacher...car une femme trop musclée, c'est pas joli (?), mon dieu que d'injonctions à déconstruire encore !
On en fait des caisses
J'ai contasté que de nombreux hommes - jeunes et moins jeunes - en agriculture portent des charges trop lourdes, ont des postures répétitives pénibles, peu ergonomiques et mettent leur corps à rude épreuve. En tant que femme et néo-paysanne, je ne veux pas engager mon corps si durement et souhaite adapter les postes de travail.
Il y a beaucoup de reconversions en agriculture dans le domaine végétal pour les néo-paysan·nes mais surtout pour les femmes : pépiniériste, maraîchère, floricultrice...mais pas que, j'ai rencontré pas mal d'éleveuses aussi ! On pense que bosser avec du végétal va être moins dur physiquement, mais c'est une erreur. En maraîchage, on travaille beaucoup à genoux, plié·e en deux pour planter, désherber, récolter et on porte de nombreuses fois les légumes : les caisses de plants du camion au tracteur ou à la brouette - de la brouette au champ ; les légumes récoltés dans une caisse, la caisse dans le tracteur, caisse qu'on décharge à la station de lavage, qu'on reporte vers la balance pour la préparation des commandes, quand c'est fait directement après récolte, des fois on rajoute 2 portées car on a stocké la caisse entretemps, caisse à nouveau portée et chargée dans le camion pour être livrée - dernière portée chez le consommateur final, tu peux rajouter 2 portées si tu fais un marché : tu déballes et tu remballes et tu décharges pour restocker.... vous aussi vous avez arrêté de compter ?
Bref, il y a plein d'optimisation à faire pour ne pas porter 10 fois la même caisse : avoir des chariots de récolte, des postes de travail à hauteur et continus avec des sortes de rouleaux pour faire coulisser les caisses du lavage au parage à la préparation de commande ; tout mettre sur mini-palettes ou palettes et bosser avec des diables voire des transpalettes et enfin avoir un camion avec un hayon ou à minima une rampe de chargement. Tout cela nécessite d'y penser en amont, d'avoir un sol plat, de passer les portes des zones de stockage avec le diable ou le transpalette, de prévoir de la place entre les planches de culture pour y faire passer une brouette ou un chariot de récolte...On porte aussi des sacs de terreau de 70L, mais en fait, en collectif - on essaie de porter les charges lourdes à 2, ou de n'acheter que des caisses peu profondes pour ne pas les remplir à bloc et trop porter d'un coup.
On en fait des caisses...aussi parce qu'on pense qu'on doit prouver qu'on est performante (rapide, efficace, forte, compétente), valable, valide pour compenser le fait d'être une femme en agriculture. C'est...intériorisé, intrinsèque en fait. J'ai grandi avec l'idée qu'une femme c'est moins fort qu'un homme, et le milieu agricole n'échappe pas à ce cliché. Bien que consciente que c'est complètement faux, je suis encore dans un schéma où j'essaie tous les jours de prouver le contraire, même s'il n'y a pas de remarques forcément : auprès des banquiers, des entreprises tierces (terrassement, irrigation, électricité...), du réseau paysan (CUMA, voisins, formations à la chambre d'agriculture...), j'en fais plus pour montrer que je suis apte et à ma place en tant que paysanne.
Formation tronçonneuse !
Etre une femme en agriculture, c'est aussi faire de la mécanique : entretenir un tracteur par exemple. Il faut aussi entretenir les abords de la ferme (haies, chemins...). Dès notre installation, avec mes associées, nous avons entretenu nos haies et anticipé l'abattage de quelques arbres qui menaçaient nos serres, et qui prenaient tout l'espace au sein de la haie. On s'est donc mises à la tronçonneuse !
Vous avez déjà participé à une formation tronçonneuse ? La plupart des gens qui en possèdent une n'ont jamais participé à ce genre de formation. J'y ai appris la base de la sécurité (équipements, angles de coupe...) l'entretien-démontage-affûtage. Bref, ça a été une super expérience, d'autant qu'elle était en non-mixité ou mixité choisie = entre femmes uniquement. Organisée par le CIVAM44, la session d'hiver 2024 a eu lieu sur notre ferme (car nous sommes 3 femmes sur 4 associés). Je sais que la mixité choisie peut rebuter certaines personnes - souvent des hommes d'ailleurs - j'étais moi-même pas convaincue au départ, mais pour avoir fait moultes formations l'ambiance n'est vraiment pas la même en mixité choisie, on est plus détendues, on ose poser toutes les questions...un beau moment de sororité !
Je vous invite à écouter le podcast "Agriculture: les femmes creusent leur sillon" du Grand Reportage sur France Culture qui en a capté quelques extraits :)
Pendant mes formations et mon parcours à l'installation, j'ai pu participé à une formation tracteur entre femmes également, avec de la conduite -entretien, car j'ai peu eu l'occasion au cours de mes stages et emplois de pratiquer, et n'étant pas du milieu agricole, je n'ai pas appris à conduire un tracteur quand j'avais 10ans. Donc c'est comme tout, ça s'apprend ! Pour le matériel attelé, mon rêve serait d'installer des triangles d'attelage sur tous nos outils tractés pour ne pas avoir à descendre du tracteur et potentiellement se faire mal ou forcer pour atteler un outil... Même si j'aimerai tendre vers des pratiques de maraîchage sans travail du sol (ou maraîchage sol vivant), je l'avoue, j'adore conduire et être sur mon tracteur :)
Il est où le patron ?
Ici, je vais parler de légitimité, celle d'être paysanne. Je suis installée à titre principal, c'est à dire que je ne suis pas conjointe collaboratrice, je suis "patronne" même si ça soulève de nombreuses questions - qui feront l'objet d'un autre billet ;-) Je suis certes installée en collectif, on est toutes associées : 3 femmes et 1 homme et mon conjoint ne travaille pas à la ferme. Le nombre de fois où - même dans mon entourage - on m'a demandé si mon conjoint faisait partie de l'aventure. Oui il y a un passé et un imaginaire du travail agricole en couple. Souvent l'homme était installé agriculteur, et la femme l'aidait, n'avait pas de statut propre. Aujourd'hui, et depuis peu, les femmes en agriculture peuvent avoir un vrai statut et surtout nous sommes de plus en plus nombreuses à être installées. J'espère bien faire mentir les statistiques et inverser la tendance. Si vous ne la connaissez pas déjà, je vous conseille la lecture de la BD Il est où le patron ? Chroniques de paysannes de Maud Bénézit avec les paysannes en polaire.
Il n'est pas rare qu'une personne tierce pose cette fameuse question, sans arrière pensée, c'est le système qui veut ça. Il est temps d'inverser le cours de l'histoire ! Non il n'y a pas mon père, mon conjoint, mon frère ou mon chef caché quelque part. Nous 4 prenons les décisions ensemble, on travaille, on a choisi ce métier, c'est nous les patrons, je suis patronne !
Il ne faut pas non plus tomber dans le "je peux et je dois tout faire tout seule". Non, on est 4, on a eu de l'aide bénévole pendant notre installation, du réseau paysan voisin aussi, et fort heureusement! Néanmoins, il est important de prendre sa place et qu'au quotidien dans notre travail, elle soit reconnue par la profession et les autres personnes qu'on est amenées à rencontrer dans le cadre professionnel.
Trucs de filles (?)
Au sein de notre collectif, on a aussi parlé cycle hormonal et possibilité d'un congé menstruel, car quand tu as tes règles, certaines postures sont douloureuses - et chacune a son ressenti et ses douleurs - donc pourquoi pas rester chez soi et ne pas travailler ou faire du travail non physique à ce moment-là (merveilleuse compta et moultes dossiers administratifs qu'on a souvent tendance à laisser trainer...)
Sinon, je ne sais pas si c'est lié au genre ou du fait qu'on soit en collectif, mais on fait des réunions hebdomadaires pour organiser notre travail et se répartir les tâches et chantiers. Durant ces réunions, on essaie de se donner un temps de parole sans être coupée pour parler de notre météo du moment : parler de nous, de choses personnelles qu'on estime importantes ou qui impactent le travail, de nos ressentis (frustration, colère, joie,...) vis-à-vis du travail, de nos relations de travail... pour expliquer des situations et parfois désamorcer des tensions au sein du groupe. Ce temps de soin - souvent associé aux femmes - n'est pas monnaie courante dans la profession, dans les GAEC familiaux où la répartition des tâches peut être encore très genrée et où on n'a pas besoin de faire des réunions ou de s'épancher car on se connait, on est de la même famille et ça a toujours fonctionné comme ça. Je ne dis pas le contraire mais je remarque de nouvelles façons de travailler / se coordonner dans les collectifs de néo-paysan·nes, et je trouve cela d'autant plus important de formaliser et dire les choses, même au sein d'une famille, d'un groupe d'amis ou notre cas, de collègues de travail - car on ne se connaissait pas avant l'installation.
Je pourrais aborder encore d'autres sujets, mais je pense avoir dégrossi ce vaste thème. Pour aller plus loin, je vous partage un podcast auquel j'ai participé via une interview sur un festival paysan, un certain rassemblement contre les fermes usines en Bretagne en mai dernier. L'émission est diffusée sur une radio brestoise Radio Piquez. On entend ma voix à plusieurs passages dans l'émission, qui donne la parole à 5 autres paysannes et structures d'accompagnement agricole sur les questions de genre et d'égalité femme-homme : Du pain et des parpaings #17 Paysannes, légitimité et tronçonneuses
A bientôt pour de nouvelles réflexions-références-confessions :)
Bon hiver !